HÉTÉROTOPIES

Hétérotopie : étymologiquement lieu autre. Indique aussi la différence, le contraire, l’opposé. Concept élaboré par Michel Foucault selon lequel, contrairement aux utopies qui n’ont pas de lieu, les hétérotopies sont des lieux bien réels mais totalement autres, tout autre des espaces dans lesquels nous évoluons quotidiennement. Comme lieu de l’altérité, ce sont des espaces qui font exception et qui peuvent être vécu aussi comme des espaces d’exception. Ce sont des « contre espaces » qui peuvent être nourris par l’imaginaire, celui des enfants mais aussi le nôtre, nous même comme enfants, l’enfance permanente qui habite chacun de nous, le vécu que chacun en a.

Ces « contre espaces » font brèche dans l’ordre spatial socialisé. Les sociétés adultes ont organisé bien avant les enfants leurs propres « contre espaces », ces   « utopies localisées » comme les appelle Foucault, ces lieux bien réels hors de tous les lieux. Pour l’enfant ce peut être le grenier, le fond du jardin, le grand lit des parents, la tente d’indiens… Pour notre société adulte, ce sont les asiles, les prisons, les cimetières, les maisons de retraite, les maisons closes et bien d’autres encore comme les camps de réfugiés aujourd’hui. Ces lieux autres sont vecteurs de violence et de domination mais sont ouverts aussi, contre toute attente, aux constructions de l’imaginaire. Les hétérotopies sont donc ambivalentes. Mes images se plaisent à traiter de cette ambivalence, de ces lieux oppresseurs mais aussi libérateurs, de ces lieux fermés mais aussi ouverts où l’on peut entrer par contrainte mais aussi librement. Homogènes par leur fonction d’être à la marge, ces lieux sont hétérogènes par leur qualité.

L’hétérotopie  est une manière d’être tenu à l’écart mais aussi de se tenir volontairement à l’écart. Mes images racontent ces ailleurs qui me fascinent, elles évoquent le désir impérieux d’y fuir pour échapper aux « ici », elles parlent de la mutation qui s’opère d’un lieu désaffecté en un lieu réaffecté, c’est-à-dire non seulement réoccupé mais émotionnellement chargé et entièrement redéfini par la charge émotionnelle dont il est investi. De ces lieux dont ordinairement le regard se détourne, je voudrais le contraindre à s’aventurer dans leur esthétique, au sens étymologique du terme, c’est-à-dire au sens où ils génèrent des sensations. En réaffectant ces lieux désaffectés de mes affects, je cherche à créer, en empruntant l’expression à Bachelard, « une poétique de l’espace ». L’espace saisi par l’imagination ne peut rester espace indifférent livré à la mesure et à la réflexion du géomètre. Il est vécu et vécu non pas dans sa positivité, mais avec toutes les partialités de l’imagination.

Selon Michel Foucault, l’hétérotopie par excellence constituerait le bateau, faisant jouer l’analogie entre le navire et « le grand lit des parents » dans lequel les enfants jouent leur rêve quand les parents ne sont pas là. «Et si l’on songe que le bateau, le grand bateau du XIXe siècle est un morceau d’espace flottant, un lieu sans lieu, vivant par lui-même, fermé sur soi, libre en un sens, mais livré fatalement à l’infini de la mer […] on comprend pourquoi le bateau a été pour notre civilisation, et ce depuis le XVIe siècle au moins, à la fois le plus grand instrument économique et notre plus grande réserve d’imagination. Le navire est l’hétérotopie par excellence, les civilisations sans bateaux sont comme les enfants dont les parents n’auraient pas de grand lit, sur lequel on puisse jouer : leurs rêves alors se tarissent, l’espionnage y remplace l’aventure, et la laideur des polices la beauté ensoleillée des corsaires » Des Espaces Autres – conférence mars 1967 –