Cette série de dépaysages fait suite à la série des terrae incognitae.
Alors que nous sommes à l’ère de la mondialisation, la libre circulation n’existe pas pour tous, les politiques migratoires multiplient et allongent les murs. La frontière est devenue une institution antidémocratique qui traduit et entérine les inégalités internationales et sociales, en s’ouvrant pour un certain nombre d’individus et en se fermant pour un trop grand nombre d’autres pour qui elle devient un obstacle quasi infranchissable, un lieu où l’on revient sans cesse se heurter, que l’on passe et repasse au gré des expulsions et des regroupements familiaux et dans lequel on finit par séjourner, un lieu de non vie, espace plein, zone d’attente et de confinement sans durée annoncée. Les images témoignant de cette tragédie ont le mérite d’exister. Cependant, de par leur trop grand nombre, le risque de banalisation, de sentiment d’impuissance et de démission menace. Comment rendre compte de cette tragédie sans tomber dans les travers du désespoir, de la soumission aux faits ? Comment ne pas désespérer d’un ailleurs ?
Les nouvelles télétechnologies ont profondément modifié notre rapport à l’espace. Le lointain devient une réplique de l’ici, il n’y a plus de dehors, il n’y a plus d’ailleurs. Le monde est une accumulation d’ici. Or l’ailleurs est la condition de l’ici. Il faut concevoir un dehors pour pouvoir vivre au-dedans, un ailleurs non pas pour fuir l’ici mais pour le désenliser, le désasphyxier. L’ailleurs n’est donc pas un simple là-bas. Il est moins géographique que métaphorique. Le phénomène quotidien du coucher du soleil le métaphorise à merveille : alors qu’ici la nuit s’épaissit, on sait qu’ailleurs l’aurore point, avec son infinie douceur, balayée de roses, d’orangés et d’or. Ailleurs est ordinairement un adverbe, mais le substantiver induit une nuance de sens, l’article défini le particularise, il devient ainsi un lieu à part entière, acquiert un être propre. Imaginé, pensé, fantasmé, l’ailleurs est le contrepoids de l’ici, c’est une pensée de l’autrement qui invite au sursaut, à la réaction, à l’action. Face au réel insupportable, l’ailleurs est promesse d’une autre vie. Penser l’ailleurs, c’est avant tout franchir, franchir les rivières, les plaines, les montagnes, les mers, mais aussi franchir les murs frontières. Il n’y a pas de limites qui n’appellent pas la transgression, pas d’espace, si fermé soit-il, qui ne soit pas aussi désignation de sa propre extériorité. L’ailleurs est un espace hors espace qui fait de lui un dehors dedans.
J’ai entrepris de produire des images de l’ailleurs, « image libre » revendiquée par Marie José Mondzain « garantissant notre fidélité au possible et préservant notre infidélité au réel ». En me situant sur fond de monde, j’invente des mondes dans lesquels tout est possible, des « dépaysages » embarquant les vagabonds qui ont perdu leur monde dans une quête aventurière, colorée et émancipatrice pour une dignité recouvrée.